Chapitre 24

Les Sabéens



L'identité des Sabéens est une question délicate et disputée498 : il existe d'abord une population localisée dans le Yémen actuel (le Saba499 ), un communauté polythéiste ancienne (autour du Harran)500 , et une secte baptiste, judéo-chrétienne501 , maintenant réduite au sud de l'Irak502, qui a été confondue par les chrétiens avec les premiers musulmans503. Les documents musulmans, perplexes, ne permettent pas souvent de distinguer entre eux504.
Le Coran intègre -ou non- les Sabéens dans les "Gens du Livre"505 . Mais ils seront ensuite persécutés par les califes.
Muhammad a été considéré comme sabéen par ses détracteurs.


§ 143.

(Tabari, Tafsir 2/62).

Le mot sabiun est un pluriel dont le singulier est sabi506 . Le sabi est toute personne qui change de religion: ainsi, tout homme qui sort de sa religion pour en embrasser une autre507 est appelé en arabe sabi et sortir de sa religion se dit “sabaa508.
Ibn Zayd a dit: la religion du sabi est l’un des religions d’Orient. Ils vivent dans la région de Mossul et disent qu’il n’y a pas de dieu sinon Allah. Ils n’ont pas d’oeuvre particulière à accomplir, n’ont ni livre sacré, ni prophète et ne croient pas en l’envoyé d'Allah.
Les associateurs disaient du prophète et de ses compagnons qu’ils étaient des sabi.

Les Sabéens.
(Ibn Kathir, Tafsir 2).509
Il y a des différences d’opinion sur l’identité des sabéens.
Les sabéens sont entre les mages, les juifs et les chrétiens. Ils n’ont pas de religion particulière...
Les autres disent que les sabéens sont une secte parmi les gens du Livre. qui lisent les Psaumes510 , et d’autres disent encore qu’ils vénèrent les anges et les étoiles.
Le mieux est de dire que les sabéens ne sont ni juifs ni chrétiens ni mages ni polythéistes. En fait, ils n’ont pas de religion spécifique qu’ils suivent parce qu’ils vivent selon une sorte d’instinct naturel511. C’est pour cela que les idolâtres appelent quelqu’un qui se soumet à l’islam un “sabi”, parce qu’il a quitté toutes les religions qui existaient sur terre. Des savants disent que les sabéens sont ceux qui n’ont pas encore reçu de prophètes.

Un demi-sabéen.
(Tabari, Histoire des prophètes et des rois IX 1707).512

Puis il dit:
-Adi, n'es-tu pas à moitié chrétien et à moitié sabéen?
J'ai répondu:
-Oui.
-Et ne vas-tu pas parmi ton peuple pour collecter le quart de leurs prises de guerre?
-Je l'ai admis et il a dit:
-Mais ce n'est pas permis par ta religion!
-En effet.
Et j'ai réalisé qu'il était le prophète envoyé par Allah, qui sait ce qui n'est pas su?

Muhammad, un méchant sabéen?
(Tabari, Histoire des prophètes et des rois III 84).
Uqba avait un ami, de la tribu de Djumah, nommé Obayy ibn Khalaf. Un jour, Uqba venant chez lui, Obayy ne lui adressa pas la parole et ne s'assit pas auprès de lui. Uqba dit:
- Mon frère, qu'ai-je fait pour que tu ne me parles pas?
Obayy lui répondit:
-Tu as cru à ce Sabéen, et tu as embrassé secrètement sa religion. Les incrédules donnaient au prophète le nom de Sabéen.

(Bukhari, Sahih 7/340).
... ils lui demandèrent de les accompagner. Elle demanda:
-Où ça?
-Chez l'apôtre d'Allah.
-Vous voulez dire, l'homme qu'on appelle le Sabi?
Ils répondirent:
-Oui, c'est la même personne. Viens.

(Muslim, Sahih 31/6046).
Il a dit: je suis allé à la Mecque, et j'ai choisi quelqu'un au hasard. Je lui ai demandé:
-Où se trouve celui que vous appelez le sabi?
Il me pointa du doigt et cria:
-C'est un sabi!
A ce moment, les gens de la vallée ont voulu m'attaquer...

Abu Sufyan, sabéen?
(Waqidi, Livre de des expéditions 64).513
Les Mecquois le soupçonnaient entretemps, à cause de ses longues absences d’être devenu sabéen.
La nuit, il rentra chez lui, et sa femme Hind lui parla de ce sujet. Il s’approcha d’elle, comme un homme fait avec une femme514, et en même temps, il lui racontait ce qui s’était passé. Mais elle le repoussa avec les pieds, le frappant en pleine poitrine, en s’écriant:
-Quel mauvais négociateur tu fais!

La définition des Sabéens.
(Bukhari, Sahih 7/340).

... le mot "sabaa" signifie: quelqu'un qui abandonne son ancienne religion et qui prend une nouvelle religion.
Abu Aylya a dit:
Les sabi sont une secte515 du peuple des Ecritures qui récite le livre des Psaumes.

Le statut des Sabéens dans le Coran.
(Corpus coranique d'Othman 2/59).

Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, les chrétiens, les sabéens, ceux qui croient en Allah et au dernier jour et accomplissent oeuvre pie, ont leur rétribution auprès de leurs seigneur.
Sur eux, nulle crainte et ils ne seront point inquiétés.

(Corpus coranique d'Othman 5/73).
Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, les Sabéens, les chrétiens, ceux qui croient en Allah et au dernier jour et qui accomplissent oeuvre pie, nulle crainte sur eux, et ils ne seront pas inquiétés516 .

Le jugement d’un spécialiste.
(Abd al Jabbar, Discours contre les Sabéens).517

Les planètes qui sont dans le monde, ils les appellent les anges. Beaucoup d’entre eux les appelèrent même dieux, ont vénéré leurs décrets, les ont adorées et leur ont construit des temples au nombre de sept comme les planètes. Ils prétendent que le sanctuaire d’Allah à la Mecque est l’un de ses temples, à savoir celui de Saturne.
(...)
Parmi les Sabéens, il y a, en dehors des gens de Harran, un autre groupe encore qui se caractérise par ces doctrines. Ils prétendent suivre la religion de Seth518 .
(...)
Les juristes disent dans leurs livres que les Sabéens sont une variété des gens du Livre et qu’on doit prélever su eux la jizya519.
Sache que cela n’a pas de fondement dans les doctrines que nous avons rapportées des Sabéens. Ils nient la mission des prophètes, leur attribuent des qualités différentes de celles que nous leur reconnaissons, prétendent que le gouvernement du monde appartient aux astres ; tout cela ne s’accode pas aux lois révélées520, car c’est inacceptable à la raison.
(...)
Peut-être encore que les gens que les juristes appelaient sabéens521 ont-ils disparu et ceux-ci ont-ils fait croire qu’ils ont la même doctrine pour se prémunir du massacre.

(Masudi, Prairies d’or 1389-1395).
Il y avait, chez les Sabéens de Harran, de temples consacrés aux sub-stances intellectuelles et aux astres, entre autres, le temple de la cause première et le temple de la raison. J’ignore s'ils désignaient ainsi la raison première ou la raison seconde. Aristote, dans le troisième discours de son Traité de l'âme, distingue la raison première et agissante de la raison seconde. Thémistios en a parlé aussi dans son commentaire sur le Traité de l'âme d'Aristote. Enfin, l'analyse de la raison première et de la raison seconde fait l'objet d'un traité spécial, composé par Alexandre d'Aphrodisias 522 et traduit par Ishaq ibn Hunayn.

Il y avait aussi, chez les Sabéens, le temple du Gouvernement523, celui de la Nécessité 524, celui de l'Âme ; ces trois édifices étaient de forme circulaire. Le temple de Saturne décrivait un hexagone ; le temple de Jupiter, un triangle ; le temple de Mars, un rectangle ; celui du Soleil, un carré ; celui de Mercure, un triangle inscrit dans un rectangle ; celui de Vénus, un triangle inscrit dans un carré ; le temple de la Lune était octogonal. Ces temples comportaient, pour les Sabéens, des symboles et des mystères qu'ils ne divulguaient jamais.

Un Chrétien melkite de Harran, nommé al Harith ibn Sunbat, a renseignements sur les Sabéens de Harrân, notamment sur les victimes animales qu'ils offraient en sacrifice, l'encens qu'ils brûlaient en l'honneur des astres, et d'autres détails que nous passerons sous silence pour éviter des longueurs.

De tous les édifices vénérés élevés par eux, il ne reste aujourd'hui, en 336/947 , que le temple nommé Maghlitiya. Il est situé dans la ville de Harran, près de la porte de Rakka ; les gens de cette secte le regardent comme le temple d'Azar, père d'Abraham, l'ami d’Allah, et ils rapportent sur Azar et Abraham, son fils, de longues légendes qui seraient déplacées ici.

Le cadi Ibn Ayshun al Harrani, homme intelligent et instruit, quil mourut postérieurement à l'année 300/912, a composé un long poème sur les croyances des Harraniens dits Sabéens ; il y parle de ce dernier temple et de ses quatre souterrains, où s'élevaient des idoles représentant les corps célestes et les personnages supérieurs, ainsi que les mystères de ces idoles. Il raconte que les Sabéens introduisaient leurs jeunes enfants dans ces souterrains et les conduisaient en face des idoles ; l'émotion de ces enfants se traduisait par une pâleur subite et d'autres altérations de leur visage, lorsqu'ils entendaient les sons étranges et les paroles inconnues qui semblaient sortir de ces idoles et de ces statues grâce aux mécanismes et aux tubes acoustiques disposés à cet effet. Des gardiens du temple, cachés derrière le mur, prononçaient différentes paroles, et le son de leur voix, transmis par des tubes et un appareil d'anches et de tuyaux aboutissant à l'intérieur de ces statues creuses et construites sur une forme humaine, semblait sortir des idoles-mêmes. Par ce stratagème semblable à celui qu'employaient les Anciens, ils captaient la raison, s'assuraient l'obéissance des fidèles et dominaient à la fois les communautés religieuses et les royaumes. Ce poème contient notamment les vers suivants :
A Maghlitya ils ont entre autres merveilles
Un temple construit sur des souterrains
Où ils rendent un culte aux étoiles ;
Il y a là leurs idoles et des ex-voto pour les absents.


La secte dite des Harraniens et Sabéens compte des philosophes, mais ce sont des philosophes de bas étage et vulgaires, dont les doctrines sont fort éloignées de celles de leurs sages de haut rang. En les rattachant aux philosophes, nous avons égard non à la sagesse dont la Grèce fut le berceau, mais à la communauté d'origine, car ils sont Grecs ; or tous les Grecs ne sont pas philosophes, et ce nom ne convient qu'à leurs sages.

 

498 M. Gil, “The creed of Abu Amir”, Israël Oriental Studies 12, 1992, p. 13-14, pour les relations avec les Hanif.

499 Cf. Partie I.

500 Au sud d’Edesse: ce sont des adeptes d’un polythéisme sémitique très ancien, qui se sont faits passer pour ceux de la secte judéo-chrétienne, afin d’échapper aux persécutions musulmanes ; F.C. de Blois, Encyclopédie de l'Islam2 VIII p. 692 id., Encyclopaedia of the Qur'an, sv. Sabians ; M. Tardieu, “Sabiens coraniques et sabiens de Harran”, Journal Asiatique 1986 ; J. Hjärpe, Analyse critique des traditions arabes sur les sur les Sabéens harraniens, Uppsala 1972 ; id. Les Sabéens harraniens, Uppsala 1972; Ch. Buck,”The identity of the Sabìn: an historical quest”, The Muslim World 74, 1984; H. Corbin, "Rituel sabéen et exégèse ismaélienne du rituel", Eranos-Jahrbuch, 19, 1950.

501 Sur cette notion problématique, cf. C. Gilliot, “Deux études sur le Coran (La composition des sourates mekkoises. Le Coran, Muhammad et le “judéo-christianisme”, Arabica 30, 1983.

502 A l’origine, la secte des Elchasaïtes ; T. Fahd, Encyclopédie de l'Islam2 VIII p. 694.

503 Muhammad lui-même a été consédéré comme sabéen par ses contribules.

504 Rodinson, p. 146.

505 AHL AL KITAB, KITABI.

506 Le Tafsir est avant tout un commentaire philologique ; il se distingue ainsi de l’exégèse.

507 L’auteur pense avant tout à la sortie de la religion musulmane.

508 Etymologie de type populaire.

509 Source: risala.net.

510 ZABUR.

511 FITRAH.

512 Ed. State of New York University.

513 Waqidi, Maghazi, in J. Wellhausen, Muhammad in Medina, Berlin 1878.

514 Formule pudibonde.

515 NIHLA.

516 Le verset correspond à la première phase de la prédication, qui tente de séduire avant de soumettre.

517 Moghni, t. V ; ed. G. Monnot, “Sabéens et idolâtres selon Abd al Jabbar”, Mel. Inst. Dominicain d’Et. Orientales, 12, 1974.

518 Le troisième fils d’Adam, que celui-ci aurait, selon quelques légendes, institué comme son héritier.

519 La capitation.

520 SHARAI.

521 Ceux du Harran.

522 AL ISKANDAR AL AFRUDISI

523 SIYASA.

524 DARURA.